` Anne-lise RIAS
#13 Schtroumpfette

Femmes & Travail : une galerie de portraits

Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.

13

La Schtroumpfette

"Quand elle se présente elle dit qu’elle est “la seule femme dans ce métier d’homme”. Par un choix délibéré ou par les hasards de la vie, il se trouve qu’elle est la seule femme parmi une vingtaine de travailleurs. Elle se dit que quelque part elle jouit d’un privilège : celui d’avoir accédé à sa place, d’être parmi les hommes et non parmi les femmes, ça lui semble mieux, plus valorisé et valorisant. En tout cas ça n’est pas donné à tout le monde d’être là. Exercer un métier d’homme c’est goûter à un interdit.
Par mimétisme et pour mieux naviguer elle adopte les codes de son univers : elle ne fait plus la bise depuis longtemps mais serre fermement la main. Comme eux elle se moque des esthéticiennes, blague sur les blondes et dit parfois que la secrétaire est conne. Elle lui coupe souvent la parole et râle quand celle-ci demande à partir plus tôt du bureau parce que son enfant est malade. Elle rit quand une image de femme nue passe dans les mails. La Schtroumpfette est militaire, ou tradeuse haute fréquence, ou charpentier dans le BTP (pas charpentière !) ou mécanicien dans l’industrie, ou développeur informatique. Son quotidien c’est une arène permanente, codifiée, avec des limites qu’elle ne doit pas dépasser. Sinon ils ne la laisseront plus jouer avec eux. Elle a appris les règles du jeu. Jusqu’à un certain point.
Tout au fond d’elle-même elle n’est pas d’accord avec ces règles. Mais ça demanderait une énergie énorme de les refuser alors elle ne renonce pas à son poste et accepte de jouer avec leurs règles : élaborer des stratégies pour monter dans la hiérarchie, mobiliser la parole dès que possible, travailler uniquement à ce qui sera visible, quitte à s’approprier le travail de quelqu’un d’autre. Bizarrement, elle se sent moins à l’aise qu’eux dans cette compétition. Du coup elle travaille plus. Ses collègues l’aiment bien, ils disent qu’elle n’est “pas comme les autres”. Commentaire synonyme de “l’inverse de ma femme qui piaille tout le temps”.
Au dernier repas de famille elle s’est sentie en décalage : elle a plusieurs cousines avec qui elle voudrait discuter, mais bien du mal à trouver un sujet de conversation. De toute manière ils lui demandent rarement son avis ou lui laisse rarement l’occasion d’en placer une. Donc elle écoute. Les bandes de copines c’est définitivement pas son truc avec leurs discussions chignon-vernis-mariage. Autant boire une pinte avec ses cousins."

Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes, tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.

Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).