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Femmes & Travail : une galerie de portraits
Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.
"Son portrait flotte comme l’étendard de la victoire. Présentée comme un exemple à suivre, on dit d’elle que c’est “une battante”, qu’elle “en veut”, qu’elle a conduit son parcours scolaire puis professionnel contre “vents et marées” - plus poétique que contre sexisme et/ou classisme et/ou racisme. Quand elle est patronne au CAC 40 elle s’appelle Catherine Pourre, Mouna Sepehri ou Isabelle Kocher. Si elle fait de la politique elle s’appelle Rama Yade ou Najat Vallaud-Belkacem. Lors d’une discussion sur le manque de représentation des femmes en politique elle est citée en contre-exemple : “Si, il y en a plein, voyez Anne Hidalgo par exemple”. Dans le monde scientifique elle s’appelle Jessica Wades. En série télé américaines elle s’appelle Jessica Pearson dans la série Suits. Si en plus elle a des pouvoirs magiques, c’est Wonder woman.
Son parcours est admirable et son salaire enviable. En plus de son boulot à temps plein, elle est mentor auprès de jeunes étudiantes, coach et autrice sur la thématique “maman travaille”, mariée à un homme et a deux enfants. L’année dernière elle a été invitée à raconter son parcours sur la scène d’une des fameuses conférences TedX. Cette diffusion publique a participé à la faire passer d’un profil d’Equilibriste à celui de femme Inspirante. Son rôle est d’être un modèle. En substance, elle a raconté son enfance, un papa qui l’a élevée seule, puis l’accès à des études supérieures, son diplôme et les entretiens d’embauche plus ou moins bien vécus. Ensuite les quatre postes qu’elle a occupés jusqu’à sa position actuelle, avec d’importantes responsabilités. Mais surtout, elle voulait témoigner de sa passion pour son travail, qui occupe la plus grande part de son temps et de son énergie. Elle se dit que déballer tout ça à un public le plus large possible - surtout des filles - les inspirera pour leurs propres carrières. Après tout si elle l’a fait, rien ne les empêchera elles aussi, d’atteindre leur but ! Méritocrate jusqu’aux ourlets du tailleur pantalon.
Le mois dernier, elle a décliné la proposition d’une maison d’édition pour l’écriture d’un livre “10 façons d’être vraiment une wonder woman”. Jusqu’à ces derniers jours encore elle aurait accepté. Elle a toujours cru en son pouvoir, en sa force de leader capable d’entraîner, de guider d’autres personnes dans son sillage. Elle croyait qu’effectivement la réussite de quelques femmes pionnières serait bénéfique à la majorité des femmes, par rebond ou plutôt par ruissellement. Qu’une fois la porte ouverte par elle-même, elle le resterait pour les autres. Mais le harcèlement qu’elle vient de subir via ses réseaux sociaux dit l’inverse : l’appel d’air ne fonctionne pas. Une centaine de comptes, en majorité des jeunes femmes mais aussi des personnes se décrivant comme non-binaire ou queer et des hommes l’ont insultée, l’accusant de “vendre du rêve”, de mentir sur les possibilités réelles de réussite, lui reprochant de faire le jeu du capitalisme dont le principe est justement de maintenir la majorité des personnes “en bas” pendant que quelques privilégié·es sont en haut. Qu’elle avait beau jeu de prodiguer des conseils, depuis son appartement, son pouvoir et son salaire confortables, sur les efforts à faire et les obstacles à franchir. Certains commentaires l’accusent même d’être alliée aux racistes dominants - elle qui est née d’une maman émigrée du Maghreb et d’un papa espagnol - un comble ! Ces posts amers ont affiché une réalité à l’écran, celle qu’elle ne voulait plus voir. En épluchant ces comptes pour les bloquer, les masquer, les bannir, elle a remarqué que beaucoup se revendiquent féministes. Les profil pics s’affichent avec un t-shirt “The future is female”, un tote bag imprimé “Féministe” dont elle a reconnu le modèle vendu 19,90€ chez Monoprix."
Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes, tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.
Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).