` Anne-lise RIAS
#16 Femme providentielle

Femmes & Travail : une galerie de portraits

Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.

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La femme providentielle

"Elle est super engagée, dévouée, passionnée et donne d’elle-même. Elle a une vocation, quelque chose de supérieur qui la motive, elle y croit. Depuis toute petite elle rêvait d’être infirmière, institutrice, aide sociale à l’enfance, accompagnatrice humanitaire, couturière ou policière. Elle a fait 3 ans d’études supérieures mais personne n’y prête vraiment attention. Tout le monde lui dit “qu’elle est faite pour ça”, “que son métier est “inné”, que c’est “tellement naturel pour elle”. Personne ne l’a jamais entendue dire, “ça ne fait pas partie de mon travail ni de ma fiche de poste, je refuse”.
Hier, deux femmes providentielles ont fait leur pot de départ en retraite. Elles se sont excusées de ne pas pouvoir faire la bise à tout le monde, c’est à cause de leur tendinite chronique à l’épaule et de leur hernie cervicale qui s’aggrave depuis quelques années. Mal aux deux poignets aussi, mais pas la peine d’en parler ça n’intéresse pas grand monde. Elle se plaint rarement, même quand on aborde le traitement qu’elle recevait comme fonctionnaire puis son salaire dans le privé. En faisant le bilan, elle se réjouit même d’avoir été payée pour son travail, contrairement à la sage-femme décrite dans Call the midwife (2002), le récit autobiographie de Jennifer Worth.
Son quotidien : réveil à 4h30, café, plier le linge, laver par terre avant que les enfants ne se lèvent, noter sur un post-it ce que son mari ne doit surtout pas oublier, prête à sauter dans le bus pour une heure de trajet jusqu’au boulot. Bzzz...tiens, un texto bien matinal. “Maman je trouve pas mon short de rugby !!” Badge pointé. Contente de retrouver les collègues, elles se soutiennent, sont plutôt solidaires entre elles. Elle rêve sa retraite comme une touriste, visitant le sud de l’Italie, lisant un bon bouquin devant la cheminée l’hiver et participant de temps en temps à une réunion pour se tenir au courant de la vie de son quartier. Elle écoute d’une oreille distraite les grondements de ses consoeurs plus jeunes qui manifestent dans la rue pour une revalorisation de leur salaire en se disant que tout ça ne la concerne plus, elle a fait sa part.
En même temps, elle sait bien que si on la rappelait en cas de crise sanitaire ou de catastrophe, elle remettrait sa blouse et retournerait aider les autres. 20h, la réalité fait plus mal aux genoux que ce qu’elle imaginait. Pas sûre qu’elle puisse galoper quand elle sera retraitée finalement. Sa fille est prof au collège, pendant l’épidémie de Covid-19 en 2020 elle a assuré l’école à distance pour ses élèves. Elle a encore plus bosser que d’habitude. Pour remercier son engagement, le gouvernement a annoncée que sa fille, parmi d’autres, recevrait une médaille. Les profs ont hurlé au scandale et refusé la décoration. Elle se dit qu’elle aurait bien aimé en recevoir une de médaille, pour les 45 ans passés à servir les autres."

Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes, tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.

Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).