` Anne-lise RIAS
#22 Ouvrière

Femmes & Travail : une galerie de portraits

Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.

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L'ouvrière

"Elle est dans le secteur de la propreté, caissière au supermarché, opératrice sur une ligne de montage, bonnetière, ouvrière agricole ou assure l’emballage dans un entrepôt logistique. Parfois non qualifiée, sans diplôme français. Elle n’a pas gagné au grand concours de l’entrée massive des femmes sur le marché du travail : le temps partiel imposé est son lot quotidien, ouvrant sur un horizon assez plat. La flexibilité de ses horaires est inversement proportionnelle à celle de ses lombaires.
Mais de son point de vue c’est bien comme ça : elle peut s’occuper de ses enfants, de la maison et de son mari. Elle a un point commun avec la Destinée : son employeur pense qu’elle est “faite pour ça”. Il ne la place pas à des postes qualifiés qui demandent de porter des charges lourdes (largement assistés par des machines), et pense qu’après tout, comme elle fait le ménage à la maison, elle saura le faire aussi dans un immeuble de bureaux ou une gare, sa collègue lui donnera quelques conseils vite fait sur place. Et puis si l’une refuse la suivante acceptera. Son métier est bien utile, tout le monde le dit, parfois même l’applaudit ! Mais pas au point de lui dire bonjour. Ni de reconnaître ses compétences professionnelles, de prendre en compte la pénibilité des tâches, d’ajuster sa qualification au plus proche de la réalité de sa pratique ou d’augmenter son salaire.
Elle s’appelle Rachel Kebe ou Kadiddiata Karamoko ou Mirabelle Nsang, Tiffany ou Denise. Ou Fatima comme dans le film éponyme de Philippe Faucon (2015). Elle est soulagée d’avoir trouvé cet emploi, elle qui n’avait pas tellement le choix. Elle le fait pour ses enfants qui pourront étudier dans de bonnes conditions et se construire une vie de meilleure qualité. Le mois dernier, quand elles ont fait grève pour obtenir le paiement des heures supplémentaires réalisées, leur boîte d’intérim leur a accordé. En précisant qu’à la fin de l’année la nouvelle ligne de montage toute automatisée du client sera en marche, et qu’il n’aura plus besoin d’elles. Sauf si elles sont d’accord pour travailler à la désinfection des cages de poules d’élevage, à 45km de là. Ils n’ont pas encore inventé de machine qui sache faire ça. Denise va refuser, elle a bossé suffisamment longtemps pour connaître les astuces du métier, d’ici la fin de l’année elle aura monté sa propre entreprise de nettoyage.
Quand elle raconte son parcours, Tiffany dit qu’elle a eu de la chance (et du courage, et un bon ami aussi). Elle n’en pouvait plus de découper de la viande toute la journée, d’être aussi mal considérée que les carcasses, elle avait besoin d’autre chose. Elle est maintenant développeuse pour le web et en langage Homme-Machine. Une amie lui a demandé si ça la dérangeait de préparer les machines qui supprimeront le boulot de ses soeurs. Elle a répondu que non. Si c’est pour finir mangée dans tous les cas, autant être au début de la chaîne ! Devant la télé, elle se demande si c’est vraiment possible de se réincarner en un Hubot, comme dans la série Real Humans (2012). Comme ça, impossible de la remplacer par une machine, elle sera la machine."

Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes, tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.

Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).