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Femmes & Travail : une galerie de portraits
Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.
"Elle était bonne à l’école. Après un cursus en école d’ingénieur·es puis un doctorat, elle travaille dans un labo de biologie ou de pharma. Cheffe de projet dans l’ingénierie elle encadre deux ou trois stagiaires par an. Comme elle a bien bûché à l’école, elle pense que toutes les portes professionnelles lui sont ouvertes. Ou alors elle est dans la finance. Mais pas à un poste de niveau “responsable d’un plateau de traders haute fréquence” - c’est son collègue qui l’a décroché, parce que à ce poste “il faut des couilles” lui ont-ils expliqué.
Elle est maintenant un bon élément de l’entreprise. Motivée, intelligente, respectueuse des règles, sans rigidité. Ni réclamation, ni revendication, une collègue discrète et agréable. Des remarques sur sa jupe, des petites phrases sur sa coupe de cheveux qui s’accorde bien avec ses yeux elle en entend tous les jours. Des collègues qui lui volent la parole ou carrément ses projets, elle connaît. Les regards qui tombent en bas des reins elle les surprends à chaque fois. Mais tout ça est vite oublié. Elle est dotée d’oeillères, d’une toute petite carte mémoire, d’un grand mouchoir qui peut tout cacher ou perd sa langue dès qu’il s’agit de sexisme dans son entreprise. L’obéissante a bien entendu parler du concept de “plafond de verre” mais elle ne voit pas en quoi cela la concerne. Ce qui la freine, c’est qu’elle est jeune, elle doit encore apprendre. Plutôt habituée au mode compétition, certains disent qu’elle est ambitieuse - “dans le bon sens du terme” précisent-ils. Elle a bien intégré les règles du jeu à appliquer pour naviguer en entreprise. Même si devant un Ginto’ elle avoue facilement qu’elle gagne rarement la partie. L’intuition que le jeu est biaisé sans doute. Elle s’endort avec dans les oreilles un podcast expliquant qu’accepter ce fonctionnement, ces remarques sont délétères pour elle-même et ses collègues, et pour les jeunes filles qui arriveront après elle dans les entreprises. 6h15 le réveil sonne. Réfléchir à tout ça prend du temps, elle n’en a pas, elle bosse. Et d’ailleurs c’est chouette, aujourd’hui le nouvel organigramme sera présenté. Elle évolue vers un poste de “Responsable de projets”. Sa mère en est fière. Son chef s’en réjouit : il aura plus souvent l’occasion “de voir ses beaux yeux bleus”. De son point de vue, nouvel obstacle : le soupçon de la maternité commence à peser sur sa trentaine. La RH la soupçonne de vouloir s’arrêter pour congé maternité dans l’année. Au détour d’un couloir la RH lui a même demandé combien d’enfants elle voudrait !"
Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.
Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).