` Anne-lise RIAS
#7 Poupée Vaudoue

Femmes & Travail : une galerie de portraits

Le futur du travail des femmes questionne le travail des femmes tel qu'il est organisé, représenté et pratiqué aujourd'hui, à la lumière de l'anthropocène. Ce projet vise à proposer des hypothèses de changements pour nous permettre, collectivement, d'imaginer de nouveaux récits sur les femmes qui travaillent.
En tant que designer-chercheuse, je contribue à créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux récits et représentations du futur du travail des femmes.

Galerie de portraits est une série de 26 textes courts créés à partir de représentations courantes, de données sociologiques et statistiques actuelles recueillies au cours de mes recherches. Ce sont des récits de situations professionnelles de femmes fictives décrivant des attachements et dépendances qui lient ces femmes à leur travail.

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La poupée vaudoue

"Nunuche. Voire carrément traitée de conne, personne ne veut lui ressembler. Mais “gentille” disent-ils. C’est celle qui a du mal à s’adapter aux outils numériques -elle imprime chaque mail avant de le lire puis le place dans un classeur lui-même rangé dans une grande armoire, celle qui porte des vêtements surannés, celle qui a des verres de lunettes épais comme des culs de bouteilles ou qui sent la savonnette lavande. Ou alors elle a un léger accent étranger dont la provenance est difficile à identifier. C’est son rôle à la Poupée vaudoue : catalyser la colère, la frustration. A la pause café, les collègues se soulagent en se moquant d’elle, ça défoule et ça permet de reprendre son travail en mode plus détendu. Ils font courir toute sorte d’hypothèses : elle serait lesbienne, ou plutôt elle aurait tué son mari, ou alors c’est une vieille fille. Ou une riche héritière déchue.
Salariée dans une entreprise ni trop petite ni grand groupe. Exacte opposée de la Femme alibi, l’entreprise s’arrange toujours pour qu’elle ne soit pas présente lorsqu’un client vient visiter, qu’elle ne soit jamais au comptoir d’accueil, ou positionnée bien sur le côté -hors cadre en fait- le jour de la photo d’équipe. Ils disent parfois qu’elle est “perdue” - dans quel sens du terme, mystère. Son comportement n’est ni dynamique ni assuré. Neutre. Son apparence est jugée “pas vendeuse”. Elle qui n’a pas fait d’études veut juste bosser, toucher son salaire. Avoir assez pour accrocher la caravane et se balader dans le Sud en été. Avec les collègues qui ont la patience de lui donner deux ou trois conseils, elle fonctionne bien. C’est une bonne exécutante. Toujours à l’heure. Fidèle parmi les fidèles, s’il y en a bien une qui ne démissionnera jamais, c’est elle ! Et une qui ne réclamera pas d’augmentation de salaire, c’est elle aussi. Argument expliquant d’ailleurs en partie sa longévité. Elle est rassurée par les horaires 8h30-17h30 dont une heure de pause déjeuner. 35 heures, RTT, congés. Pas plus ni moins. Pas d’extras, pas d’apéros entre collègues en fin de journée et surtout pas de travail le dimanche. Aussi constante que son salaire. Rémunérée au SMIC à son entrée dans l’entreprise, sa paye a augmenté de 0,7% après quinze années d’expérience.
Elle éteint rapidement la télé quand la speakerine introduit le reportage “Mutations du travail, comment les salariées travailleront dans le futur ? Les nouvelles tendances en entreprise”. Angoissant tout ça. Vivement la retraite."

Création et rédaction des textes : Anne-lise Rias.
Projet sélectionné pour l'exposition Point Commun par l'Alliance France Design (octobre 2020).